samedi 28 février 2015

Un jour en Finlande : Le Jour du Kalevala

Ilmarinen, forgeron mythique du Kalevala, dans le centre-ville d'Helsinki
Pour ceux qui suivent mes billets, le vague souvenir d'avoir déjà lu quelque chose en rapport avec le Kalevala doit vous traverser l'esprit. C'est normal, j'en avais déjà parlé il y a un an lorsque je vous narrait le road-trip en Carélie et qu'on y visitait une exposition temporaire de sculpture sur sable dédiée au Kalevala. Donc si vous n'avez pas encore lu ce billet, ben, lisez-le, je ne vais pas non plus tout répéter pour ceux qui roupillent au fond de la salle, crénom !

Pour faire court, le Kalevala est l'épopée nationale finnoise et l'un des socles de marbre de la culture moderne du pays. Après avoir inlassablement collecté des milliers de poèmes de la tradition orale finnoise, Elias Lönnrot a rassemblé certaines histoires en arcs narratifs pour créer une épopée plus ou moins linéaire : le Kalevala. Quant aux poèmes non utilisés on peut les retrouver dans un énorme pavé qu'on ne trouve généralement que partiellement traduit, appelé Kanteletar.

En tant que pierre fondatrice de l'identité finlandaise moderne, le Kalevala se doit naturellement d'avoir un jour à soi, où l'on sort les drapeaux, et ce jour c'est le 28 février. Pourquoi ce jour ? Parce que le 28 février 1835, Elias Lönnrot signait la préface de la toute première version du Kalevala (alors que la seconde version, rallongée et peaufinée que nous connaissons date elle de 1849).


Une façade dans Helsinki, où l'on peut y voir des références au Kalevala : Pohjola est un royaume dans le Nord contre lequel les gens du Kalevala sont en conflit, Kullervo lui est un personnage à la force surhumaine mais qui n'a pas inventé la poudre. L'histoire de Kullervo est vraiment horrible, avec meurtres, inceste et suicide à la clef, et pourtant il y a encore des gens pour appeler leur fils Kullervo. Allez comprendre. Ah, et si en lisant son histoire il vous semble avoir déjà vu ça quelque part, au hasard Tolkien, c'est normal, le canaillou n'a pas tout à fait sorti l'histoire de Turin de nulle part. On remarquera la forte présence de l'ours, également, Tapio étant le roi de la forêt (d'où les racines) et l'un des Dieux majeurs de la mythologie finnoise. La figure de l'ours tient également un grand rôle dans l'Histoire de Kullervo et son symbolisme. Bref, Pohjola + Ours + Kullervo = On est en plein Kalevala.





En faisant cela il mettait sa touche finale à un texte qui allait servir à forger une identité distincte au pays, non plus suédois, ni russe, et offrir un texte fondateur au nationalisme finlandais. D'ailleurs, son exemple a inspiré d’autres "compositions" d'œuvres romantiques et nationales à cette époque, notamment dans les pays baltes comme le Kalevipoeg en Estonie, dont l'auteur s'est ouvertement inspiré de la démarche, ou Lāčplēsis en Lettonie (que je vous recommande également, même si je n'ai trouvé Lāčplēsis que dans une traduction anglaise, Bearslayer... rien en Français). Il a véritablement entamé cette révolution identitaire et culturelle autour de l'Est de la Baltique à une époque où les Nations naissaient et où de plus petites entités se détachaient des grands blocs dominants (Prusse/Allemagne, Russie, Suède). On peut donc dire sans prendre trop de risque que le Kalevala n'est pas seulement un jalon important dans l'Histoire finlandaise mais dans celle de tout le croissant finno-balte.

Et ouais.

L'épopée a naturellement inspiré par la suite de nombreux auteurs et compositeurs (notamment Jean Sibelius, leur compositeur national, l'équivalent sentimental de Beethoven fusionné avec Wagner et Bach pour les Allemands, chez qui Sibelius a d'ailleurs longtemps étudié la musique et affiné son art, mais je digresse). L'une de ses compositions les plus connus (avec Finlandia et bien d'autres) est la Suite de Lemminkäinen, et s'inspire du Kalevala et de certains épisodes clefs - encore une fois j'en parle pas mal dans mon précédent article. Sibelius a lui aussi un jour dédié, mais c'est en décembre, j'y reviendrais donc plus en détail dans quelques (ahem) mois !

"Le Retour de Lemminkäinen" composé par Sibelius. Lemminkäinen est l'un des héros guerriers du Kalevala, qui part chercher l'aventure et la gloire et trouve surtout la mort. Sa mère ira jusqu'au royaume des morts, Tuonela, pour récupérer les morceaux de son fils et le ramener à la vie. Motif mythologique classique des descente aux enfers.

Aujourd'hui on fête donc le Kalevala mais de façon plus générale la culture finnoise en tant que culture propre et singulière, et non comme sous-catégorie culturelle du Royaume de Suède ou de Russie. On célèbre l'envol sa littérature et l'imaginaire associé au peuple finnois. Et ça, c'est beau.


Même si on ne mange pas de Pulla spécial... :-(

mardi 24 février 2015

Un jour en Finlande : Mardi Gras et Saint Valentin entre amis

Comme j'étais un peu pris par ma semaine sur le carnaval souabe-alémanique, j'ai préféré ne pas m'en rajouter une couche avec ce petit article qui vient faire suite au Jour de Runeberg. En effet, peu après avoir mangé la "tarte" de Runeberg, une autre pâtisserie spéciale apparaît dans le calendrier : Laskiaispulla, ou littéralement "brioche de mardi-gras".

Laskiaispulla, quelqu'un ? C'est que du bon gras, voyons !
Alors bon, un Pulla...  ou une ? Les Finlandais n'ont pas de féminin ou de masculin, et je peux même pas prendre leurs pronoms puisqu'ils n'en ont pas non plus, donc en fait je vais puiser dans l'allemand et pas faire de jaloux. 

Bref, je reprends. Ein Pulla ça peut être pas mal de chose pour un œil extérieur, mais je dirais qu'on peut s'entendre sur la traduction "un gâteau brioché". Il y en a de toutes sortes donc celui d'aujourd'hui n'est pas DAS Pulla, mais une sorte de Pulla parmi d'autres. Das Laskiaispulla c'est une pâtisserie qu'on mange traditionnellement le Mardi-Gras (appelé ainsi parce que les chrétiens devaient s’empiffrer pour faire des réserves avant le Carème, et donc le jeûne... je le rappelle à tout hasard) alors forcément, surprise surprise, il est très gras. non mais vraiment, très gras. Fourré à la crème ET, au choix, à la confiture ou à une crème de pâte d'amande. Si fourré à la confiture, on saupoudre de sucre, si fourré à la pâte d'amande, on couvre d'amandes filées (cette variante est la plus ancienne des deux). En résumé :

BOMBE CALORIFIQUE

Crème ! Confiture ! Sucre ! Pâte d'amande ! Il est bon mon diabète, il est bon ! (En fait, oui, il est même très bon)
Dans la tradition de la subtilité et du raffinement nordique, on ne fourre pas la crème par une cavité, on coupe simplement das Laiskiaispulla en deux et on fourre. Cette tradition est présente dans tous les pays fenno-scandinaves (les autres langues ont tous un nom similaire au finnois soit "brioche/gâteau de Mardi-Gras", sauf les suédois qui comme d'habitude cherchent à se distinguer en l'appelant Semla). D'ailleurs, en parlant des suédois, un de leurs rois est mort d'indigestion après en avoir mangé quatorze au dessert, et les écoliers suédois s'en moquent encore. Sérieusement, moi quand j'ai fini le mien je suis même pas tenté par un deuxième... Bon, les suédois le mangent généralement en buvant un bol de chocolat chaud, j'ose espérer qu'il n'en a pas bu quatorze pour bien faire les choses (mais c'est un roi suédois après tout, tout est possible).

Comme tout aujourd'hui, on ne trouve pas dieses Pulla seulement à Mardi-Gras, mais honnêtement ce n'est pas non plus aussi abusé que les galettes des rois vendus avant Nouvel-An ou les chocolats de Noël fin Octobre. Donc ça va. D'ailleurs, dans les super-marchés ils ont déjà été remplacés par le mämmi !


Mais avant d'en conclure pour ce petit moment de culture finnoise, il me faut ajouter deux mots sur la Saint Valentin. 

J'étais dans ma chambre en train d'écrire un article quand j'ai soudain reçu un SMS d'une amie :

Hyvää ystävänpäivää :D

Bonne Journée de l'amitié. Un 14 février. Et je me suis alors souvenu de cette intéressante interprétation finlandaise (et estonienne, sans surprise) de la Saint-Valentin, pour qui cette fête n'est pas une fête des amoureux mais des... amis. La fête est arrivée très tardivement chez eux, ce qui pourrait expliquer cette interprétation des plus, euh... curieuse. D'autant que la fête du Saint célébrant les amoureux n'est pas placée là par hasard, puisqu'elle correspond aux Lupercales des Romains polythéistes, et que c'était clairement pas une fête des "amis", si vous voyez ce que je veux dire.

J'ai élaboré ma petite théorie personnelle, fondée sur l'observation des rapports humains chez les Finlandais et leur capacité à exprimer leurs sentiments (ou pas). Quand le reste du monde est venu imposer à une culture pour qui le silence prévaut, où l'on dit de quelqu'un qu'il vous aime bien s'il vous parle en "regardant vos chaussures plutôt que les siennes", j'ose à peine imaginer l'écran bleu d'erreur fatale derrière leurs yeux suspicieux. 

Photo d'un arrêt de bus ordinaire publiée dans une revue finlandaise, sans trucage. Voilà de quoi on parle, mesdames et messieurs.
"Comment ? Célébrer ses sentiments les plus intimes ? Et en public, qui plus est ! IMPENSABLE ! Bon, on n'est pas des sauvages non plus, hein, on veut bien s'ouvrir un peu, un jour dans l'année... disons qu'on est prêt à aller jusqu'à dire qu'on... ai... ai... aime... nos amis. Pfiou, voilà, c'est dit, on se revoit l'an prochain !"

Soit ça soit ils se sont pas laissé avoir par les corporations de fleuristes et de chocolatiers. Au choix.



(Mon coloc me dit "ce n'est pas la deuxième option". Voilà, voilà. ^^ )

dimanche 22 février 2015

Fasnet : Une série d'articles sur le carnaval souabe-alémanique

"Oni, oni Hex hät siebe Blätz !"
Comme ma série sur le Fasnet est constituée de huit articles, onze vidéos et une trentaine de villes mentionnées, je me suis dit qu'il ne ferait pas de mal de garder une sorte de menu qui pourrait faciliter les recherches et le référencement à l'avenir.


Le Hexensprung ou Saut de la sorcière à Bräunlingen, un événement unique où les figures des Ur-Hexen sautent à travers les flammes d'un feu de joie et dansent autour du bûcher... Cet article est une sorte d'introduction à la série qui commence avec :


Le défilé de la ville de Bräunlingen, qui me permet d'établir les premiers archétypes les plus connus : sorcières et Hansele. Entre autres, évidemment.


Les figures dites "reprisées" y sont expliqué ainsi que celle du Fou Policier. On y revient également sur l'étymologie du Fasnet pour en cerner les origines païennes.


On y évoque les danses traditionnelles du Fasnet et les figures démoniaques et celles des Jokers.


Les figures d'arlequins sont nombreuses, je reviens donc sur leur origine et leur fonction. On parlera donc d'autocritique, d'humour et de catharsis. L'imaginaire chrétien est également abordé.


On s'y attarde sur la figure des Wildmänner, leur origine, leur symbolique et leurs "descendance", on y parle de l'influence du baroque et du rococo italien et on crie Ju-hu-hu ! Si, si.


Cet article s'intéresse notamment aux variations des Weißnarren, aux diables du Triberg et aux très bêtes avaleurs de Prunes de Bonndorf.


L’occasion de revenir sur les archétypes des figures du Fasnet en rappellent évidemment que comme toute tradition ancienne et vivante, les thèmes évoluent, se mélangent, et que les petites boîtes ne fonctionnent pas toujours. Laissons alors le carnaval être ce qu'il est : Un mélange de paganisme et de christianisme, une fête de Fous et une célébration du printemps !

Et pour ceux qui cherchent un endroit en particulier, où aiment tout simplement avoir une idée "dans l'espace" de cette tradition, voici une carte de toutes les villes mentionnées dans les articles, chaque localisation comporte le lien vers l'article en question.

Hansele de Schwenningen !
Hoorig, Hoorig isch die Katz ! Un wenn die Katz nit hoorig isch do fängt sie au kei Ratz !


Fasnet : Une conclusion

Nous y voilà, le dernier article de cette semaine consacrée au Fasnet. On en a vu passer, des figures, à la fois semblables et différentes, partageant des attributs, se distinguant à chaque fois. Alors que le défilé se poursuit mais touche bientôt à sa fin, il est temps de vérifier si vous êtes prêts à vous rendre en Forêt Noire au Printemps prochain pour assister au Fasnet, sans pamphlet ni flyer, et à reconnaître ce qui défile devant vos yeux. On va voir si vous avez bien suivi ! ^^


Bon, on se remet en situation. Nous sommes toujours au bord de la route, à Bräunlingen. Les sorcières de Geisingen viennent de nous dépasser et nous attendons le prochain groupe. Les gens ont déjà ramassé une quantité non négligeable de bonbons (plus d'un kilo, celui de mon filleul, à la fin du défilé) (Oui, le bout de chou un peu timide à côté de moi depuis le début c'est mon filleul). Hüfingen prend la relève, avec une première figure, une facile pour commencer :

Costume blanc peint de motifs floraux + queue de renard + grelots + masque en bois entouré de fleurs + cravate en soie + compagne en costume traditionnel local + distribution généreuse de bonbons = ...?

Facile.

Hansele, bien joué au fond à droite. Attention la prochaine figure est un peu plus difficile. Son nom : Bärcheappeli. Ça ne vous dis probablement rien alors allons-y pour la description et les attributs :

Bärcheappeli.
Vieille femme vivant dans les bois + masque souriant décoré d'éléments naturels (branches, fleurs, pommes de pin) + effraye les cueilleurs et fais des blagues aux promeneurs = ...?

Non, pas une sorcière, mais bien une Waldweible, une femme de la forêt. Donc un membre de la famille des Hommes (et Femmes, rappelez-vous) Sauvages. Pour la petite histoire cette figure est tiré d'une légende selon laquelle Bärcheappeli vivrait dans les bois de Berchenwald et effraierait donc cueilleurs et promeneurs. La figure distribue des bonbons... mais pas que. Elle vous lance aussi des bouts de branches de sapin ! Quand on est une femme de la forêt on ne se refait pas...

Figure suivante :

Vieille femme + visage très laid + vêtements reprisés + balais + goût prononcé pour la "torture" de jeunes filles = ... ?

Sorcière, bien sûr ! On notera que, tout comme celles de Bräunlingen, elles se baladent (et vous baladent) dans leur poussette, néanmoins ce petit wagonnet leur sert également à transporter... la paille qu'ils vont vous jeter à la figure ou, mieux encore, vous frotter dans les cheveux !

La figure suivante s'appelle Siireschalm, et attention y a un piège :

Masque souriant + costume brun + motifs forestiers + queue de renard + grelots + décorations naturelles (pommes de pin et, assez atypique, coquilles d'escargots) + baudruche en vessie de porc OU pince rétractile en bois = ... ?

Oui, je sais, c'est pas évident. La plupart de ces attributs sont ceux de Hansele, mais le costume, avec ses pommes de pin et ses coquilles d'escargot tendent à le faire passer pour un Homme Sauvage. L'arbre sur son torse est un bouleau, comme la branche de sa baudruche, les animaux représentent la faune locale, et l'ornementation de son masque rappelle également la forêt et la nature locale. Au final, le Siireschalm est entre les deux, n'entrant pas tout à fait dans l'un ou l'autre. Moralité : Les archétypes vous aident à comprendre ce que représente une figure mais ne sont pas des boîtes hermétiques.

Un Scheeremann, Bretzel en poche, pince déployée !
L'histoire de la figure suivante est intéressante. Dans un livre sur les histoires et le folklore de la région publié en 1852, une illustration représente le carnaval de Hüfingen, et si les Narro Blancs dominent clairement la représentation, on aperçoit dans le fond une figure d'homme avec des "ciseaux", ces pinces en bois rétractiles. C'est en s'inspirant de cette image que bien plus tard la Guilde de la ville créa le Scheeremanne, ou du plutôt recréa pour le coup. Il s'agit donc d'une figure non pas basé sur une symbolique connue, sur un texte ou un concept d'idée, mais sur une image représentant une figure oubliée dont ne subsiste que la représentation du costume. Peut-on pour autant retrouver son archétype ? Voyons ensemble :

Visage souriant + "pince-ciseaux" + euh... costume traditionnel ? Non sérieusement je n'ai aucune idée de ce qu'il peut représenter. Mais si vous avez des théories sur le sujet je suis preneur. Sachant que je ne suis pas certain que la distribution de Bretzels qu'il pratique aujourd'hui fait partie de l'origine de la figure...

On passe à Immendingen, introduite par un groupe de Hänsele, lui-même suivi par une figure très intéressante. On va se marrer :

Costume bariolé fait de Blätzle + Masque laid + thème naturel + perche en bois + goût prononcé pour la "torture" de jeunes filles = ... ?

Hokemaa, esprit du Danube...
Haha, je sais, on dit une figure genre Wildmann, avec leur costume vert et leur masque où l'on trouve des animaux (il avale un poisson et sa tête porte un animal différent qui peut être un rat, un serpent, un crabe d'eau douce, un crapaud...). Pourtant le Donaugeist, soit Esprit du Danube, qu'on appelle Hokemaa (ça sonne finnois mais ça ne l'est pas, bien que hokema signifie radotage et que hokemaa soit grammaticalement correct, mais je digresse) - n'est pas à proprement parlé un Wildmann, mais est parfois considéré comme une sorcière ! Ce qui est étrange puisqu'on ne lui retrouve pas les attributs habituels, si ce n'est le rapt de jeunes filles (qu'ils emballent dans des filets à sapins) (si, si, c'est dans la vidéo). A l'origine, cette figure représente le mauvais esprit du Danube responsable des nombreuses noyades dans le fleuve le plus long d'Europe qui trouve son origine à Donaueschingen. (Donau = le Danube... au cas où, hein). Le Hokemaa servait donc d'avertissement aux enfants afin qu'ils ne jouent pas trop près des rives. Sa perche en bois terminée par un crochet (Hokemaa c’est du dialecte pour Hakenmann, Homme au Crochet) lui sert donc à "tirer ses victimes au fond de l'eau" - ou jusqu'au filet à sapin désormais - et ses Blätzle évoquent des écailles de poisson. Intéressant également de noter que si dans les années 30 on sait que le Hokemaa était déjà présent, il n'était qu'une figure unique, transformé en groupe à part entière en 1966 seulement.

Bon, d'accord, c'était un peu trop dur, revenons aux bases avec la première figure de Löffingen. On va se la jouer Question pour un champion, vous allez voir, c'est facile, mettez vous en mode Julien Lepers :


Question ! Je suis une figure ouvrant le cortège d'une ville dont je représente l'autorité. Je ne suis évidemment qu'une parodie de celle-ci et mon uniforme n'est porté que pour en souligner l'ironie. Je suis principalement présent pour m'assurer que les figures suivantes auront la place suffisante pour défiler en bonnes conditions. Je suis je suis je suis ???

La Police des Fous ! Oui ! OUI ! AH JE L'AIME CE JEU !

Bref.

Après nos policiers en casques à pointe, nous voyons arriver les Lanternebrüder de Löffingen, sa Fraternité de la Lanterne. Alors là autant vous le dire, ça ne sert à rien de chercher. Vous penserez peut-être aux Blätlzebuebe et leurs lanternes mais ça n'a rien à voir. En fait, en 1886, la ville organisa un grand Jeu de Fasnet (c'est assez courant). Or le bénéfice s'éleva à... un Pfennig. Ce Pfennig dans une lanterne (ne me demandez pas comment il s’est retrouvé dans une lanterne) fut le capital de départ qui permit la résurrection de la guilde de Löffingen par onze hommes de la ville. Ces-derniers sont donc encore représentés aujourd'hui, et leur lanterne contient toujours un Pfennig. Moralité : Il n'y a pas toujours d'archétype ! :-D 

On notera qu'ils chevauchent des barriques suspendues à un Arbre de Carnaval, un autre symbole inséparable du Fasnet.

Suivent évidemment des sorcières, hein, je ne vous fait pas l'affront de vous refaire le quiz. Au passage ma cousine se sacrifie pour démontrer le goût des sorcières pour les jolies jeunes filles et leur façon toute personnelle de se montrer amicale ! ^^ (Bon, qu'on se rassure, je me suis fait triturer/tirer la barbe trois fois au court du défilé, hein, tout n'est pas pour ces dames !) Les sorcières de Löffingen sont en quelque sorte un hommage à la pièce de théâtre écrite par un habitant de la ville sur la Nuit de Walpurgis à Löffingen. C'est donc une création récente (1934) qui n'est pas basée sur une tradition de Fasnet locale mais sur les légendes médiévales de la ville. Bon, cela dit, la Nuit de Walpurgis n'est pas tout à fait sans rapport avec le Fasnet... J'espère d'ailleurs vous parler de cette nuit telle qu'elle est célébrée en Finlande, à savoir Vappu. J'essaierai d'être sur le coup cette année. Mais revenons à nos figures. (EDIT : C'est fait, l'article sur Vappu est ici !)

Nous passons à Möhringen, une ville qui fête le Fasnet depuis au moins 1350, avec deux figures dont j'aurais aimé vous faire une capture d'écran mais en regardant la vidéo vous comprendrez pourquoi ça m'étais difficile :

Couple âgé + costume partiellement fait de mousse et autres rebuts de la forêt + un bâton fait d'une racine + visages sympathiques = ... ?

Bah en fait ce sont deux figures distinctes. Désolé, je vous ai piégé. Le Konzenberggoascht est en fait l'Esprit du Konzenburg, un château représenté sur le devant de son costume tel qu'il était avant sa destruction, et dans son dos telles que sont les ruines aujourd'hui. Son masque est inspiré des Wildmänner, vous l'avez reconnu, comme son bâton fait d'une racine. Son origine, elle, est une légende selon laquelle un esprit dans les ruines du Konzenburg se montrerait particulièrement hostile aux gens de passage, effrayant leurs chevaux quand minuit sonne, où les faisant carrément disparaître sans laisser de trace (les gens de passage, pas les chevaux...). Quant à sa compagne, c'est la Kühltalmadlei, la Demoiselle de Kühltal (la Fraîche Vallée, littéralement), qui porte dans son panier les herbes et baies médicinales qu'elle a recueillies et qu'elle recommande pour soigner hommes et bêtes. On dit qu'elle vient en aide pour toutes les piqûres et blessures, dans le salon comme dans l'étable.

Deux des trois Schementrichter. On ne rigole pas avec la loi.
Les costumes et noms sont donc parfois trompeurs. Prenons le Blätzle de Möhringen. On s'attend à des costumes comme les Blätzlebuebe, alors que non, on découvre une figure qui ressemble énormément au Röslehänsele, avec son costume blanc et ses rosettes. Il a même les attributs du Hansele : Baudrier de grelots croisé, baudruches, ornement fleuri autour du masque... C'est parce qu'il est une forme un peu rare et archaïque du Narro Blanc (qu'on voit l'accompagner dans la vidéo d'ailleurs, pratique pour la comparaison). Les trois Blätzle en cape noire et cagoule rouge sont en réalité une figure à part, les Schemenrichter, des juges (rappelez-vous je vous ai parlé du Droit des Fous et de leur "Cour de justice"), qui se targuent de porter le plus vieux costume de Hansele qui soit. en tout cas leur guilde le dit !

Blätzle de Möhringen
 Ah, et comme vous pouvez le constater dans la vidéo, les Hansele de Möhringen aiment vous gaver de bonbons... littéralement, en vous enfonçant les bonbons dans la bouche. Pourquoi les jeter quand on peut directement les "offrir" ? Certains en préféreraient presque les attentions des sorcières... On notera que ces empiffreurs ont d'ailleurs un masque plus rond, plus "grassouillet" que la plupart des autres Narro Blancs. Coïncidence ?

Deux figures n'apparaissent pas dans le montage final pour des raisons diverses, je vais rapidement les mettre ici en bonus :

Le Hölzlekönig de Schwenningen incarne un arbre du même nom qui fut longtemps le plus grand Sapin d'Allemagne. Certaines figures de la ville le célèbre en l’arborant sur leur costume, mais cette figure unique EST le Hölzlekönig, le Roi de la Forêt (ça vous rappelle une certaine chanson ?). Et je ne veux entendre aucun commentaire sur sa coiffe de la part des esprits tordus qui ont déjà mal interprété mes propos sur un article précédent ! ^^

Hölzlekönig, le Roi de la Forêt.
Et un mot rapide sur le Baptistle. Cette figure a pratiquement la même histoire d'origine que le Kappedeschle, sauf que cette fois l'histoire se passe à Hüfingen entre 1789 et 1806, et que le personnage en-fenêtré est un tailleur nommé Baptiste Moog. Sinon, c'est tout pareil ! Qui a copié qui ? Je ne me prononcerai pas dans cette querelle de clocher, mais...

Le Baptistle de Hüfingen.
Arrivé à ce stade, je pourrais décider de m'arrêter et garder la dernière vidéo pour demain, mais je m'étais fixé une semaine pour traiter de ce défilé, alors voilà, fin de série exceptionnelle, article exceptionnel ! Je vous laisse avec ma dernière vidéo et quelques commentaires, non pas "instructifs" (ou pas trop), mais plutôt sur mon ressenti, cette fois. Parce que malgré toutes ces décortications historiques et culturelles, le Fasnet reste avant tout un moment vivant et chaleureux. Et c'est ça qui compte le plus... J'aurais pu ne faire des vidéos qu'avec un exemple de chaque archétype et de chaque figure, mais je voulais vous faire vivre l'ambiance à travers le défilé. J'espère que ça vous aura plu autant que moi :-)



Moosmulle avec son panier garni...
Je ne sais pas combien de coups de vessies j'ai esquivé - ou pas - mais le Schantle de Schwenningen lui ne m'aura pas ! Les gens rient et s'amusent de ceux qui n'ont pas pu éviter ses vessies de porcs, mais ce n'est que de bonne guerre, qui sait quelle tête prendra la prochaine salve ? Entre ça et les cheveux ébouriffés, les barbes tirées, les grimaces... Heureusement ils passent vite, suivis des Moosmulle, l'une des rares figures réservées au femmes (d'autant plus rare pour une figure masquée). J'aime bien les figures de Wildleutle. Je pense que, comme pour les sorcières, c'est quelque chose que dès l'enfance on apprécie particulièrement parce que leurs masques sont biscornus, grotesques, bref, carnavalesques, pas propres et bien tenus comme les Hansele. Ce que les Hansele ont pour eux et qui me fascine toujours autant c'est leurs énormes baudriers à grelots. C’est lourd, et ça se voit, et pourtant les voilà dansant au rythme de la musique, sautant pour faire chanter leurs cloches, et lançant d’infatigables "Narri ! Narro !" pendant près de deux heures. Ceux de Schwenningen sont superbe, peut-être les plus beau à mon sens, mais là c'est tout à fait personnel. J'adore l'exubérance de la fraise, les trois rangées de grelots de chaque côté et les tons bleutés (oui, j'aime le bleu), la double-queue de renard... Il est tout simplement classe. Lorsqu'ils sautent tous en rythme, les Hansele font un boucan d'enfer, et c'est juste génial, on aurait presque envie de sauter au même rythme en chantant "Hans blib do".

Schwenninger Schantle.

Schwenninger Narro, avec son pendule d'horloge rappelant l'industrie horlogère de la ville. D'un côté il y a le cadran, de l'autre un soleil qui annonce le retour du printemps.
Quand Waldma et Walfrau arrivent de Waldhausen je découvre une figure que je ne connais pas - ou dont je ne me souviens pas. Clairement ce sont des Hommes Sauvages, mais je découvre leurs masques déformés comme des souches d'arbres, décorés de bois. C'est aussi la première fois que je vois une figure distribuer du pain au lard ! Malheureusement, je n'aurais pas la chance d'y goûter cette année, ce ne sera que partie remise... Cela dit je ne suis pas le seul à découvrir. On a beau être du coin, on ne connaît pas pour autant chaque figure de chaque ville, on a ses préférés, on reconnaît les voisins qui viennent souvent... Pour tout vous dire j'ai même découvert Unterbränd, un lieu-dit de Bräunlingen qui a sa propre figure, Köhler (et sa compagne Köhlerliesel), autrement dit le Charbonnier. Est-ce que c’est important ? Évidemment que non. Les costumes parlent souvent d'eux-même, et même si une figure me paraît totalement obscure, j'aime simplement admirer le souci du détail, le travail d'artisan derrière ces masques, ces costumes, ces accessoires, et l'imaginaire qui n'a cessé de se développer autour du Fasnet. Racines païennes et branches chrétiennes se mélangent dans un festival de bonne humeur et d'espoir en une belle nouvelle année.
Waldma, un Wildmann typique avec ses racines et son masque biscornu.
Quand j'étais gamin les symboles ne me parlaient pas de la même façon. Quand je les regarde aujourd'hui, ces costumes me racontent beaucoup plus de choses et me dévoilent une énorme richesse historique et culturelle. Ils me renvoient à une philosophie de la vie qui me passait au-dessus de la tête quand je m'y déguisais encore. Pourtant, inconsciemment, cette imaginaire collectif s'est enraciné en moi et me parle depuis mes souvenirs de jeunesse. Elle me raconte mon enfance dans le Schwarzwald où après un hiver rude il est temps d'en chasser les mauvais esprits et de se réjouir ! Les plantes vont fleurir, l'herbe va verdir, les arbres retrouveront leur riche feuillage, et les gens leur sourire.

D'ailleurs en parlant de ça, puisque le cortège est terminé et que l'assistance se disperse, il est temps d'aller se boire une bière de Fasnet spécialement brassée pour l'occasion par la brasserie familiale de Bräunlingen...

Et en bonus, deux photos prises après le défilé avec des participants qui ont été assez gentils pour poser... Deux figures classiques, deux éléments incontournables de mon enfance.



Merci d'avoir suivi cette série d'articles, qui en plus de me permettre de m'étendre sur cette ancienne tradition alémanique m'a permis de fêter la barre symbolique des cents articles publiés et des 5 ans du blog. Je me suis bien amusé, et j'espère que vous aussi ! Un bon printemps à vous, et bonne nouvelle année.

samedi 21 février 2015

Fasnet : Narro blancs et Diables rouges

Avant-dernier article de ma semaine consacrée au Fasnet ! Je pensais pas que ça allait aussi intense à rédiger... Cela dit j'ai (re)découvert plein de choses en faisant mes recherches, et les choses que j'avais vu dans des musées ou lu dans des livres se sont imbriqués dans une sorte de grande fresque cohérente, c'est toujours plaisant comme sentiment... C’est notamment le cas avec les diables de Triberg dont j'avais déjà visité le musée du Fastnacht (deux fois !).


Le Federschnabel et un Spättlehansele dans le fond.
Triberg est une jolie petit ville surtout connue pour ses chutes d'eau dont je vous ai déjà parlé. Mais elle est également très active dans le domaine du Fasnet et on y trouve même un musée dédié. Plusieurs figures très reconnaissables nous viennent de Triberg, comme le Federschnabel, l'oiseau à gros bec que l'on voit au début du cortège. Ses origines sont confuses, si ce n'est qu'il a au moins quatre cents ans d'existence. Certains disent qu'il est censé être un porte-bonheur, d'autres au contraire un oiseau de mauvais augure (Pechsvogel). Pour des raisons d'hygiène, le plus vieux costume a été brûlé après la première guerre mondiale, mais on sait qu'il était à l'époque composé de plumes d'oiseaux locaux, alors qu'il est aujourd'hui plus coloré et exotique... Le masque en bois est inspiré du masque original qui se trouve justement dans le musée.

Le Roter Fuchs, ou Renard Rouge
Au côté du Federschnabel on voit également, au début du cortège, le Roter Fuchs, une figure de Renard Rouge, qui est l'incarnation de la malice des Narro (symbolisée comme on l'a vu si souvent par une... queue de renard). La figure est ancienne, l'une des plus anciennes du carnaval souabe-alémanique et, comme on l'a vu étroitement lié à sa représentation, comme la queue de renard ou le renard chassant le lièvre sur les pantalons des Weißnarren. D'ailleurs, il portait lui aussi un "sabre" comme certains Narro blancs, et son masque était très proche de celui des Spättlehansele du Triberg. Ce n'est qu'en 1952 qu'il reçut son masque de renard, et en 1958 qu'il perdit ses attributs de Hansele. Il est également parfois étrangement associée ou mis en parallèle avec les sorcières ou le Diable Rouge dont il serait peut-être à l'origine et dont il porte encore la couleur (le costume est fait de telle sorte qu'on puisse distinguer le rouge sous le pelage du renard), et a failli disparaître - remplacé par ses deux "descendants" - avant de faire son retour en 1928.

Mais la figure la plus célèbre reste justement le Diable Rouge du Triberg. Il a été créé en 1893, après les Spättlehansele de Triberg (qu'on voit dans la vidéo également, cela dit je pense avoir suffisamment expliqué les origines et attributs de ce type de figure donc je n'y reviens pas), mais s'est imposé après la seconde guerre mondiale comme une image de marque, avec son costume rouge vif relevé de noir. Un baudrier de grelots dorés, une fraise (noire), une queue de renard... ses attributs sont proches de ceux d'un Hansele, pourtant son masque est celui d'un diable (avec cornes et barbe, hein, on fait pas les choses à moitié), et la baudruche en vessie de porc est ici remplacée par... un martinet. Certains disent qu'il s'agit d'une version diabolisée du Roter Fuchs, mais il semblerait que l'origine ou du moins l'inspiration pour cette figure serait à trouver dans la diabolisation de cette fête dans les vieilles archives de la ville qui qualifient le Fasnet de "diablerie". On retrouve ici un indice sur les origines compliquées de cette fête, qui rejoint sur ce point les archives de Wolfach (ville que nous avons vu hier) qui décrivent la fête du Fasnet comme une "absurdité païenne". Cette origine "impie" et diabolique se retrouve donc dans ce costume et l'expression même que lancent les Diables : "Im Namen des Herrn Entèchrist, der Narrètag vorhandè ist, schönè Tag, lièbè Tag, aller Narrè Ehrètag!" soit à plus ou moins : "Au nom du Seigneur Antéchrist, qui est présent en ce Jour des Fous, un beau jour, un jour de bonté, un jour d'honneur pour tous les Fous !". Cet Antéchrist présent en personne on le voit avec sa fraise rouge au sommet du char...
Triberger Teufel !
La figure qui arrive après le Diable du Triberg est le Baaremer Weißnarr de Bad Dürrheim

Certes c'est un Weißnarro somme toute assez classique, je ne reviendrais pas sur l'ensemble de l'archétype, mais il est l'un des plus connus, peut-être à cause de sa fraise, de sa cravate de soie, ou du fait que son baudrier de 25 grelots n'est pas croisé sur son torse, comme la plupart des Narro, mais porté en parallèle. Les motifs peints sur son costume ne sont pas non plus uniquement floraux, mais beaucoup du domaine de la culture saline (tour de forage, tapis roulants, etc.) qui a fait la richesse de Bad Dürrheim, ainsi que du griffon et du lion du blason de la ville. Cette tradition de la production et du commerce du sel a également donné naissance à une autre figure, très particulière : Le Salzhansel.

Un Salzhansel isolé du groupe...
Ce Hansele du Sel porte un costume constitué de 800 à 1000 petits sachets de sel marqué en vert de "Esprit du Sel de Bad Dürrheim", "Bad Dürrheim Salzgeist" et fermés par des rubans multicolores - 5 couleurs pour les cinq sortes de sel produites par la ville. La forme du masque évoque elle aussi un sac de sel. Et comme un Hansele n'est pas un Hansele sans ses grelots, quelques 400 à 500 petits grelots s'ajoutent au costume. Il porte évidemment une queue de renard, et son attribut particulier est une béquille saline, comme celles utilisées par les travailleurs du sel (en miniature, tout de même). Le Salzhansel est une figure très récente (1932) mais elle s'impose comme dans la lignée de ces costumes "classiques instantanés" parce qu'elle évoque la région, ses artisans et son identité (un peu le Klapperlenarro).

Encore une fois, on peut voir que c'est souvent une affaire de famille où l'on n'hésite pas à intégrer même les plus jeunes... en costume, évidemment !
Un Pflumeschlucker avalant une prune entière.
Dans le genre classique instantané, Bonndorf nous offre un bel exemple de figure atypique mais immanquable : Le Pflumeschlucker. Littéralement "avaleur de prune". Leur costume évoque l'habit traditionnel de la ville de Bonndorf, mais on remarque très vite que leur masque est assez particulier : Ce visage souriant, un peu trop pour être franchement malin, tient entre ses dents une prune. L'origine de cette figure est à trouver dans la légende selon laquelle les habitants de Bonndorf auraient mangé les premières prunes qu'ils aient vu en entier, sans retirer le noyau. Ils auraient donc avalé toute la prune. Ce personnage créé en 1926/27 est donc une référence à cette vieille réputation de ne pas avoir inventé l'eau chaude ! Autant dire que la ville de Bonndorf a de l'humour et sait ne pas se prendre trop au sérieux. Après tout, c'est aussi ça l'esprit du Fasnet. A noter que si cette figure est récente, Bonndorf fabrique des masques de Fasnet depuis 1766...

Dans le genre Weißnarro très populaire on trouve le Narro de Donaueschingen (la ville où j'ai vécu ma petite enfance). Il appartient lui aussi au groupe des Baaremer Weißnarr, mais a été un peu plus personnalisé dans les années 50, avec une couronne de fleur et de fruits autour de son masque, lui même portant cette petite moustache caractéristique. Son symbole du Droit des Fous est ici le parapluie, un attribut de Fou qu'on a déjà pu voir chez les Pflumeschlucker de Bonndorf. Sa compagne Gretle est aussi ancienne que lui (1783) et porte le costume traditionnel de Donaueschingen de la moitié du 19ème siècle. Ils sont ici accompagnés des vachers, reconnaissables à leur chemise bleue et à leur baudruches constituée de plusieurs vessies de porcs.
Hansele et Gretle, de Donaueschingen.
Les Narro de Geisingen sont des Weißnarren assez typiques, je ne vais donc pas partir dans le détail, vous savez désormais reconnaître leurs attributs (n'est-ce pas ? N'EST-CE PAS ??), et en avoir vu trois variations assez différentes malgré leurs points communs atteste de la diversité au sein même d'une même figure, d'un même archétype. De même pour les sorcières qui les accompagnent, elles sont assez classiques, inutile de s'y étendre. Elles ont cependant un nouvel instrument de "torture" à vous montrer, ça va vous plaire...

Demain je conclue ma semaine d'articles sur le Fasnet. Il me reste deux vidéos mais je vais me débrouiller, de toute façon vous commencez à bien connaître les symboles et les archétypes, vous devriez bien vous en sortir si d'aventure vous avez la chance d'assister à un défilé du carnaval souabe-alémanique...

Au programme demain, donc, de nouvelles villes nous offrirons un récapitulatif des grandes figures, des sorcières aux Hansele en passant par les hommes sauvages et des figures type Röslehansele... On va voir si vous avez bien tout suivi, hinhinhin...

vendredi 20 février 2015

Fasnet : Hommes Sauvages, figures baroques et Ju-hu-hu !

Quand j'ai monté mes vidéos j'ai galéré sur plusieurs points, notamment parce qu'une manip' avait tendance à créer un glitch au moment de l'enregistrement de la vidéo et que je m'en suis rendu compte qu'après upload (oui, moquez-vous), mais aussi parce qu'à un moment donné, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai complètement zappé la ville de Wolfach. Du coup, m'en rendant compte alors que cet article était pratiquement fini, j'ai dû vite fait faire ce petit extra vidéo qui me permet de respecter l'ordre du défilé. Non pas que ça vous change quoi que ce soit, d'ailleurs j'aurais pu le mettre à la fin de ma série et personne n'aurait rien remarqué, mais... mais... en fait je sais pas pourquoi je me suis embêté à ce point.  J'entends déjà certaines langues susurrer quelque chose sur mon côté Allemand. Ça suffit.


On aurait pu aussi se dire que je pouvais simplement ignorer Wolfach, après tout, les costumes se ressemblent parfois et peut-être que certains se moquent d'entrer dans les détails. Mais Wolfach nous offre plusieurs superbe figures, dont une assez atypique, le Nussschalenhansel. Comme son nom l'indique, son costume est recouvert de coquilles de noix. Il faut 2000 à 3000 moitiés de coquilles de noix pour couvrir un costume ! Ce nouveau design (1960) est inspiré d'un plus ancien (1850 pour le costume mais on conserve des masques datant de 1780) et tire son origine de la figure des Wildmänner, les Hommes Sauvages (j'en reparlerais un peu plus bas), avec peut-être une origine plus ancienne. Leur pince et vessie de porc comme attribut les rangent dans les Hansele farceur, leur masque souriant en faisant néanmoins clairement des figures "gentilles". On notera également la plume d'oiseau de proie qui orne l'arrière de leur crâne.

Mais Wolfach est riche d'une large galerie de figures, incluant par exemple le Röslehansel, ou Hansel à la Petite Rose, dont le costume blanc à chapeau pointu, recouvert de rosettes en tissus sur lesquelles sont cousus des grelots, ainsi que le masque souriant peint d'un motif floral (à l'origine une rose rouge) rend hommage au rococo et au baroque. Les costumes à rosettes rouges sont les originaux, ceux à rosettes noires sont une version ajoutée en 1975 pour revitaliser la figure. Leurs masques ainsi peints sont uniques dans la tradition du Fasnet. Leur attribut est une énorme seringue qui n'est plus remplie d'eau, comme dans la tradition d'origine qui remonte au 18ème siècle, mais de confettis. Oui parce que selon la météo, on n'a pas forcément envie d'être mouillé en février dans le Schwarzwald...
Un Röslehansel traditionnel rouge) et ses amis Schellenhansel (jaune et bleu)
Le Mehlwurmhansel, tout en blanc avec son bonnet à grelots, date lui du 14ème ou 15ème siècle.

Deux figures de Mehlwurmhansel, avec leur baudruche de "farine".
Son nom de Hansel Ver à Farine vient de la totale blancheur de son costume, et de l'ancienne manière de couvrir son visage. En effet le masque est assez récent, car avant la première guerre mondiale, on se passait du gras sur le visage avant de se fariner, littéralement, et hop ! Maquillage de farine en moins de deux, que la pâleur du masque en bois rappelle aujourd'hui (et oui, à l'époque on avait pas L'Oréale mais on avait des idées). Attribut typique du Hansele, la queue de renard se trouve ici sur son bâton plutôt que derrière sa tête, mais elle est là ! En revanche, sa baudruche n'est pas une vessie de porc mais un sac de "farine", évidemment !

Le Schellenhansel, tout en jaune et bleu, est lui aussi d'inspiration baroque, reconnaissable surtout à son chapeau qui est également une couronne. Inspiré d'un ancien costume du 19ème siècle il est une production assez récente (1927).

Wolfacher Spättlehansele !
Enfin le Spättlehansel est une figure de Blätlzehansele qui ajoute cependant une petite touche baroque lui aussi avec son chapeau pointu, le Gupfhut. Mais c'est son masque au style très particulier et à la mâchoire mobile qui en fait une figure vraiment unique.

Les sorcières de Wolfach ont ceci d'intéressant qu'elles sont une sorte de réaction aux autres sorcières dont la popularité est allé croissante dans le reste de la région. La ville a voulu résister en développant une figure qui soit propre à son histoire spécifique plutôt que de céder à la mode d'une figure "générique". Ils sont donc allés puiser dans l'histoire de Rungunkel, une vieille femme qui aurait passé tout son temps derrière le fuseau, au point d'inspirer une légende urbaine selon laquelle elle aurait brûlé tous les moutons - ce qui expliquait toute sa laine - et les avaient mangé avant de... s'envoler sur sa cuiller en bois. C'est pourquoi cette cuiller ou spatule est son attribut plutôt que le classique balais. Elle n'est pas non plus en costume rapiécé mais en tenue de travail, un habit paysan simple mais rien d'une sans-abri comme ses consœurs.

Et sans plus tarder (parce que j'ai encore du pain sur la planche !) nous passons à la vidéo qui était censé être le sujet de cet article ! :-D


Laufenburger Fishträger.
Prenons les Narronen de Laufenburg, par exemple (oui, chez eux c'est un Narro, des Narronen, et leurs femmes sont des Narrönin). Ils sont très proches des Blätlzebuebe, avec des masques de Hänsele, mais ont aussi une fanfare de figures, les Tambours. Le plus vieux costume conservé a 300 ans, et c'est également le plus ancien costume de Fasnet complet ! Il est très coloré - minimum cinq couleurs, dont le rouge et le jaune obligatoires car couleurs de la ville. Néanmoins leur guilde fut fondée en 1386, c'est l'une des plus ancienne et ils en sont très fiers, on s'en doute. Leur "thème" est associé à la pèche, avec cette ceinture en filet de pèche et leur figure unique de Fischträger, les Porteurs de Poisson. Il faut savoir que la ville se situe de part et d'autre du Rhin, et qu'en réalité elle n'est pas tout à fait allemande. En effet, depuis le Traité de Lunéville (j'en profite pour faire un peu d'Histoire européenne au passage, hein), une rive appartient à l'Allemagne, l'autre à la Suisse. Pourtant, malgré cette double nationalité, la guilde de Fasnet est restée unie jusqu'à aujourd'hui. Ils ont inventé le Fasnet Sans Frontières !
La figure des Tambours des Narro germano-suisses de Laufenburg !
Un Blätzlebueb avec sa lanterne de rebelle.
Du côté de Konstanz ont aime également les tenues bariolées. Leur grande tradition c'est la danse des lanternes, et cette Lanternentanz est dansée par des Blätzlebuebe qui sont, en fait, une référence aux citoyens bravant un édit de 1388 qui instaurait un couvre-feu. Ces-derniers, en s'éclairant d'une lanterne durant leurs escapades nocturnes, attiraient l'attention des bonnes gens regardant par la fenêtre. Ils ont aussi des figures de Narro Policiers dont un qui chevauche un "cheval" pour leur faire place. Tout comme les Ahland ou les Franskleidle, cette danse typique fait leur réputation et demeure leur attraction principale, même s'ils ne font ici que défiler... La danse et les paroles sont une dénonciation des lois et édits qui retirent le sel de la vie en enlevant aux citoyens les petits plaisirs du quotidien. Les policiers tentent alors de remettre de l'ordre puis finissent par rejoindre les rangs des danseurs...

On notera également dans leurs rangs la présence de Hänsele assez atypiques puisque leurs costumes sont très différents des Hänsele "reprisés" ou des Narro Blancs.

Le Bodenwälder, un Wildmann.
La figure unique qui les suit nous vient de Furtwangen et est un exemple typique d'Homme Sauvage, que j'avais évoqué dans mes articles précédents, avec son costume en écorce et en mousse. Son nom : Le Bodenwälder. Il est supposé induire en erreur les femmes et enfants cherchant du bois ou cueillant des baies pour les égarer dans les bois du Bodenwald. Le but n'étant pas de les manger ou de les tuer mais simplement de leur faire perdre du temps... J'imagine que ceux qui aimaient traîner en forêt plutôt que d'accomplir leurs tâches rapidement avaient besoin d'une "bonne" excuse ?

Quelques mots quand même sur la figure du Wildmann en général. Il est mentionné dès le VIIème siècle et se décline parfois avec femme et enfants ( les Suisses les nommes les Gens Sauvages, Wildlütli). Certains le rattachent à une sorte de tuteur de la forêt de la tradition germanique, qui aurait pour fonction ici de chasser des bois les esprits de l'hiver, d'autres le voient comme une simple figure de mendiants vivant dans la forêt (comme les sorcières, un exclus de la société, un paria, et donc une figure de Fou de carnaval idéale). L'un n'excluant d'ailleurs pas l'autre. Quoi qu'il en soit on lui retrouve souvent des attributs communs d'où qu'il vienne : Un jeune arbre déraciné ou une racine, des animaux empaillés, un costume fait d'éléments naturels comme de l'écorce ou de la paille, et une grosse barbe, parfois faite de mousse ou de branches de sapin. Avec le temps, certains costumes ont été customisés avec plus de couleurs, de matières, de textures et de motifs, pour se transformer en de nouvelles figures loin de cette silhouette sauvage.

Le Furtwanger Spättlehansele.
Le Spättlehänsele de Furtwangen ne semble pas avoir grand chose de neuf à nous offrir avec son costume bariolé semblable aux Blätzlebuebe. Pourtant cette figure est probablement l'ancêtre des figures défilant en cortèges dans les rues. Son costume est traditionnellement fait avec les chutes de tissus, dont il faut près de 2000 Spättlen, des pièces de tissu en forme de tuile. C'est un peu la version archaïque de tous les "Garçons Reprisés" que vous avez vu jusqu'ici... De même le Narro Blanc de Furtwangen est assez typique, je ne vais pas vous refaire tout le topo. On notera simplement les motifs lunaire et solaire qui remplacent les plus habituels motifs floraux, fruitiers, Hansel et Gretel, etc. En revanche, nous voyons également défiler un groupe dont je n'ai pas encore parlé :  Les Fuhrkigili. Ce sont des charretiers qui aiment faire claquer leur fouet. A Furtwangen, ils ouvrent le Fasnet dès le 6 janvier, le jour de l’Épiphanie (ce qui par rapport au reste de la Forêt Noire est très tôt).

Furtwanger Stadthexen ! Très classe, très raffinée.
Enfin, nous retrouvons les immanquables sorcières. Les Stadthexen de Furtwangen sont reconnaissables à leur coiffe à damier rouge et noir et leurs tresses blondes. Comme toutes les sorcières, elles aiment kidnapper les jeunes filles, et cette vidéo vous offre un aperçu du genre de "supplice" auquel l'ont peut être confronté à rester trop près de la route quand on est jeune et jolie pendant le Fasnet...

Dans le genre tradition bien particulière, il y a aussi Fridingen. Leurs Narro tirent une longue corde qui semble interminable afin d'aider leur charretier à promener son soc (bon, ils ne labourent pas grand chose sur le macadam, évidemment) en criant leur "Ju-hu-hu !" qui remplace le plus classique "Narro !". Le costume de Narro de Fridingen remonte à 1814, son design étant essentiellement un costume blanc décoré d'une multitude de patchs et de rosettes aux formes et couleurs variées cousues à la main - qui n'est pas sans rappeler le style baroque des Röslehansele de Wolfach. Les paysans qu'ils accompagnent ont aussi la particularité de distribuer généreusement au public... des grains de céréales. Et oui, on ne reçoit pas toujours de bonbons !
Ju-hu-hu !
Demain on continue si vous n'êtes pas trop crevés par tout ça. On parlera des Diables Rouges du Triberg, d'un Hansele dont le costume est constitué de centaines de petits sacs de sel, et de villageois tellement cons qu'ils avalent leurs prunes avec le noyau !